— C’est bizarre que vous ayez vécu avec quelqu’un comme ça.
— Non, ce n’est pas bizarre. C’est le destin. Nous avons fait Dora. Elle lui a donné une voix, et la beauté. Et Dora a hérité de Terry ce qui pourrait passer pour de la dureté, si ce n’était un mot bien trop méchant. Dora est un mélange de nous deux, vraiment, un mélange idéal.
— Mais vous lui avez donné votre propre beauté, aussi.
— Oui, mais lorsque les gènes ont fusionné, il s’est produit un phénomène autrement plus intéressant et précieux. Vous avez vu ma fille. Elle est photogénique, et, sous l’éclat et la fougue que moi je lui ai transmis, il y a la fermeté de Terry. Elle convertit les gens par-delà les ondes. “Et quel est le vrai message de Jésus-Christ ?, déclare-t-elle, le regard braqué sur la caméra. Que Jésus-Christ est en chaque étranger que vous rencontrez, les pauvres, les miséreux, les malades, les voisins d’à-côté !” Et le public adore.
— J’ai regardé. Je l’ai vue. Elle est capable d’atteindre des sommets.
Il soupira.
— J’ai envoyé Dora à l’école. À ce moment-là, je gagnais énormément d’argent. Et il fallait que je mette des milliers de kilomètres entre moi et ma fille. En tout, je l’ai fait changer trois fois de collège le temps qu’elle obtienne son bac ; cela a été dur pour elle, mais elle ne m’a jamais questionné à propos de ces manœuvres ni de la discrétion qui entourait nos rencontres. Je l’ai incitée à croire que j’étais toujours sur le point de m’envoler pour Florence afin de sauver une fresque des mains d’imbéciles qui voulaient la détruire, ou pour Rome afin d’explorer des catacombes tout juste découvertes.
« Lorsque Dora a commencé à s’intéresser sérieusement à la religion, je me suis dit que, sur le plan intellectuel, c’était très chic. J’ai pensé que c’était ma collection de statues et de livres, qui ne cessait de s’accroître, qui l’inspirait. Et quand, à dix-huit ans, elle m’a annoncé qu’elle était admise à Harvard et qu’elle avait l’intention d’étudier les religions comparées, cela m’a amusé. J’ai utilisé l’habituelle formule sexiste : apprends ce qui te plaît et épouse un homme riche. Et laisse-moi te montrer ma dernière icône ou ma dernière statue.
« Mais la ferveur de Dora et son goût pour la théologie se développaient au-delà de ce que j’avais jamais constaté. À dix-neuf ans, Dora est partie en Terre sainte. Elle y est retournée deux fois avant d’avoir son diplôme. Elle a ensuite passé les deux années suivantes à étudier les religions de par le monde. C’est alors qu’elle a proposé le projet de son programme de télévision : elle voulait parler aux gens. Le câble avait rendu possible l’existence de toutes ces chaînes religieuses. Vous pouviez vous brancher sur ce pasteur-là ou sur ce prêtre catholique-ci.
« “Tu es sérieusement décidée à faire ça ?” lui ai-je demandé. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle y tenait à ce point. Mais elle était restée fidèle à ces idéaux que moi, je n’avais jamais compris tout à fait, alors même que, d’une manière ou d’une autre, je les lui avais transmis.
« “Papa, trouve-moi une heure d’antenne à la télévision trois fois par semaine, plus l’argent nécessaire que j’utiliserai comme je veux, et tu verras ce qui va arriver”, m’avait-elle dit. Elle a démarré en parlant de toutes sortes de questions éthiques, et de la façon dont on pouvait sauver les âmes dans le monde contemporain. Elle donnait de courtes conférences ou des sermons, ponctués de chants extatiques et de danses. Sur le problème de l’avortement, elle tient un discours passionné mais logique quant au fait que les deux partis ont raison ! Elle explique que si chaque vie est sacro-sainte, les femmes doivent néanmoins pouvoir maîtriser leur propre corps.
— J’ai vu cette émission.
— Vous vous rendez compte que soixante-quinze réseaux câblés ont diffusé ce programme ! Vous réalisez les conséquences que pourrait avoir la nouvelle de ma mort sur l’Église de ma fille ?
Il se tut, réfléchit, puis reprit avec ce même débit accéléré.
— En fait, je ne pense pas avoir jamais eu d’aspirations religieuses, de but spirituel, pour ainsi dire, qui n’ait été imprégné de considérations matérialistes et prestigieuses, vous me comprenez ?
— Bien sûr.
— Mais avec Dora, c’est différent. Dora se moque éperdument des choses matérielles. Les reliques, les icônes, qu’est-ce que cela signifie pour elle ? Au mépris des impossibilités psychologique et intellectuelle, Dora persiste à croire à l’existence de Dieu. (Il s’interrompit de nouveau, secouant la tête en signe de regret.) Vous aviez raison par rapport à ce que vous me disiez tout à l’heure. Je suis un racketteur. Même pour mon bien-aimé Wynken, j’avais une façon de procéder, ce qu’on appelle aujourd’hui un ordre du jour. Dora ne rackette rien ni personne.
Je me rappelai sa remarque dans le bar, « Je crois que j’ai vendu mon âme pour des endroits comme celui-là ». Je savais à quoi il faisait allusion. Et je le comprenais encore mieux maintenant.
— Mais revenons à mon histoire. Des années plus tôt, comme je vous l’ai dit, j’avais renoncé à cette idée de religion séculière. Jusqu’à ce que Dora ne se lance là-dedans pour de bon, je n’avais plus repensé à ces ambitions depuis des lustres. J’avais Dora. Et j’avais Wynken pour obsession. Je recherchais de plus en plus les livres de Wynken, et, par l’intermédiaire de mes diverses relations, j’avais réussi à acquérir cinq lettres datant de la période où Wynken de Wilde, Blanche de Wilde et son mari, Damien, étaient clairement mentionnés. J’avais des enquêteurs qui ratissaient pour moi l’Europe et l’Amérique. Le mysticisme en Rhénanie, allez-y, creusez-moi ça.
« Mes investigateurs ont découvert une version de l’histoire de Wynken dans deux textes allemands. Qui parlaient de femmes pratiquant les rites de Diane, de la sorcellerie en fait. Wynken avait été traîné hors de son monastère et publiquement accusé. Toutefois, le compte rendu du procès n’a jamais été retrouvé.
« Il n’avait pas survécu à la Deuxième Guerre mondiale. Mais il existait d’autres documents dans d’autres endroits, des cachettes contenant les lettres. Une fois que vous aviez le nom de code Wynken – et que vous saviez que chercher – vous étiez sur la bonne voie.
« Dès que j’avais une heure de libre, je m’asseyais pour observer les petits personnages nus de Wynken, et j’apprenais par cœur ses poèmes d’amour. Je les connaissais si bien que j’aurais pu les chanter. Lorsque je voyais Dora le week-end – nous nous rencontrions à chaque fois que c’était possible – je les lui récitais et il m’arrivait même de lui montrer mes dernières trouvailles.
« Elle tolérait ma “conception hippie éculée de l’amour libre et du mysticisme”, comme elle disait. “Je t’aime, Roge. Mais tu es trop romantique de penser que ce vilain prêtre était une sorte de saint. Il n’a rien fait de mieux que de coucher avec ces femmes, n’est-ce pas ? Et ces livres étaient le moyen de communiquer entre eux… Pour se donner des rendez-vous.”
« “Mais Dora, lui répondais-je, il n’y a pas un seul mot vicieux ou laid dans l’œuvre de Wynken de Wilde. Tu peux le constater par toi-même.” À l’époque, je possédai six de ses livres. Tous parlaient d’amour. Le traducteur que j’avais alors, un professeur de l’université de Columbia, s’était émerveillé du mysticisme de la poésie et du mélange d’amour pour Dieu et pour la chair. Dora ne partageait pas ce point de vue. Mais elle était d’ores et déjà obnubilée par ses propres interrogations religieuses. Elle lisait Paul Tillich, William James et Érasme, ainsi que des tas d’ouvrages sur l’état du monde actuel. C’était son idée fixe, l’état du monde actuel.
— Et Dora se moquera de ces fameux livres de Wynken si je les lui donne.
— Elle ne touchera pas à un seul de ma collection, pas pour l’instant, répondit-il.
— Pourtant, vous voulez que moi, je préserve tous ces objets.
— Il y a deux ans, dit-il dans un soupir, deux nouveaux articles ont paru ! Pas sur elle, mais ils la concernaient directement, puisque ma couverture était définitivement foutue. Elle s’en doutait. Il était inévitable, a-t-elle dit, qu’elle découvre que mon argent n’était pas propre.
Il hocha la tête.
— Pas propre, répéta-t-il. La dernière chose qu’elle m’ait permis de faire, c’était de lui acheter le couvent. Un million pour le bâtiment. Et un autre million pour le nettoyer de toutes les profanations de la modernité et le remettre dans l’état où il se trouvait lorsque les nonnes l’occupaient en 1880, avec chapelle, réfectoire, dortoirs et vastes corridors…
« Mais même le couvent, elle l’a accepté à contrecœur. Et pour ce qui est des œuvres d’art, laissez tomber. Elle est parfaitement capable de refuser le fric que je lui donne et dont elle a besoin pour instruire ses fidèles, son ordre ou peu importe le putain de nom que lui donne un télévangéliste. La chaîne de télévision câblée n’est rien comparée à ce que j’aurais pu en faire, en prenant ce couvent comme base. Et la collection – les statues, les icônes – rendez-vous compte !” Je peux faire de toi quelqu’un d’aussi important que Billy Graham ou Jerry Falwell, chérie, lui ai-je dit. Tu ne peux pas te détourner de mon argent, pour l’amour du ciel !”
Il hocha la tête avec désespoir.
— À présent, elle me voit par pitié, ce dont ma ravissante fille possède des réserves inépuisables. Parfois, elle accepte un cadeau. Ce soir, elle n’en a pas voulu. Un jour que son émission était au bord de la faillite, elle a consenti à prendre juste de quoi sortir du rouge. Mais mes saints et mes anges, elle n’y touchera jamais. Mes livres, mes trésors, elle ne leur accordera même pas un regard.
« Naturellement, nous étions conscients l’un et l’autre de la menace qui pesait sur sa réputation. En m’éliminant, vous avez contribué à la préserver. Mais la nouvelle de ma disparition va se répandre, forcément. Une télévangéliste financée par le roi de la cocaïne. Combien de temps peut durer son secret ? Il doit survivre à ma mort, et elle doit y survivre aussi. Coûte que coûte ! Lestat, vous entendez ce que je dis.
— Je vous écoute, Roger, j’écoute chaque parole que vous prononcez. Ils ne s’en sont pas encore pris à elle, je peux vous l’assurer.
— Mes ennemis sont impitoyables. Et le gouvernement… qui sait ce que ce putain de gouvernement est ou ce qu’il peut bien faire.
— Elle redoute ce scandale ?
— Non. Le cœur brisé, oui, effrayée par le scandale, jamais. Elle fera avec. Ce qu’elle voulait, c’était que je laisse tout tomber ! C’était devenu son cheval de bataille. Elle se fichait que le monde entier découvre que nous étions père et fille. Elle voulait que je renonce à tout. Elle avait peur pour moi, comme une fille de gangster, ou comme une femme de gangster.
« “Laisse-moi simplement te construire l’église, ne cessais-je de la supplier. Prends l’argent.” Son émission de télévision a démontré son ardeur. Mais rien de plus… Tout est en ruine autour d’elle. Elle ne représente qu’une petite heure de programme trois fois par semaine. C’est à elle de gravir les marches de la gloire. Moi, je suis hors du coup. Elle compte sur son public pour lui apporter les millions dont elle a besoin.
« Et les mystiques féminines qu’elle cite, vous l’avez entendue lire des extraits de leurs écrits, Hildegarde de Bingen, Julienne de Norwich, Thérèse d’Avila. Vous avez déjà lu l’une d’elles ?
— Oui, toutes, répondis-je.
— Des femmes intelligentes qui désirent que d’autres femmes intelligentes les écoutent. Mais elle commence à séduire tout le monde. De nos jours, vous ne pouvez pas réussir en ne vous adressant qu’à un seul sexe. Ce n’est pas possible. Même moi, je sais cela, le trafiquant que je suis sait cela, moi le génie de Wall Street, ce que je suis également, n’en doutez pas. Elle plaît à tout le monde. Oh ! si seulement j’avais eu ces dernières années pour tout liquider, si seulement j’avais pu fonder l’Église avant qu’elle ne découvre…
— Vous avez une vision faussée des événements. N’ayez pas de regrets. Si vous aviez donné plus d’importance à l’Église, vous auriez précipité votre mise à découvert et le scandale.
— Non. À partir du moment où l’Église aurait pris de l’ampleur, le scandale n’aurait plus compté. C’est ça le hic. Elle est restée petite, et lorsque vous êtes petit, le scandale peut vous bousiller ! (Il hocha la tête avec colère. Il devenait trop agité, mais son image n’en était que plus nette.) Je n’ai pas le droit de détruire Dora… Sa voix se fit à nouveau plus lointaine. Il frissonna, puis, me regardant, demanda :
— Quelles sont vos conclusions, Lestat ?
— Dora doit échapper à tout cela. Il faudra qu’elle se raccroche à sa foi quand votre mort sera découverte.
— Oui. Je suis son plus grand ennemi, mort ou vif. Et pour l’Église, vous savez, elle s’est engagée sur une voie étroite ; ma fille n’est pas puritaine. Elle pense que Wynken est un hérétique, mais elle ne se rend pas compte à quel point, dans sa modernité, sa propre compassion pour la chair est exactement ce dont parlait Wynken.
— Je comprends. Mais en ce qui concerne Wynken, suis-je censé le sauver aussi ? Qu’est-ce que je fais avec Wynken ?
— En fait, c’est un génie, à sa manière, poursuivit-il, ignorant ma question. C’est ce que je voulais dire en la qualifiant de théologienne. Elle a réussi, chose quasi impossible, à maîtriser le grec, le latin et l’hébreu, bien qu’elle n’ait pas été bilingue étant enfant. Vous savez à quel point c’est difficile.
— Oui, en effet, il n’en va pas de même pour nous, mais…
Je m’interrompis. Une horrible pensée venait de me traverser l’esprit à toute force.
Cette idée me paralysa.
Il était trop tard pour rendre Roger éternel. Il était mort !
Je n’avais même pas réalisé que durant tout ce temps, toutes ces minutes où nous discutions et où il s’épanchait, j’avais présumé que je pouvais, si je le désirais, le ramener effectivement à moi, le garder ici, et stopper ainsi le processus. Mais soudain, je me rappelais, avec un choc effroyable, que Roger était un fantôme ! Je parlais à un homme qui était déjà mort.
La situation était si affreusement douloureuse, frustrante et totalement anormale que j’en fus atterré. J’aurais pu me mettre à gémir, si je n’avais pas dû me reprendre afin qu’il puisse continuer.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
— Rien. Parlez-moi encore de Dora. Et de ce qu’elle raconte.
— Elle parle de la stérilité de notre époque, et du besoin d’ineffable qu’éprouvent les gens. Elle désigne la délinquance effrénée et la jeunesse sans aspirations. Elle veut fonder une religion où personne ne fera de mal à son prochain. C’est le rêve américain. Elle connaît l’histoire sainte de A à Z, elle a parcouru tous les apocryphes, les pseudo-épigraphes, les œuvres d’Augustin, de Marcion, de Maïmonide ; elle est convaincue que ce sont les interdits sexuels qui ont annihilé le christianisme, ce qui lui ressemble bien et ne doit pas manquer de séduire les femmes qui écoutent…
— Oui, bien sûr, mais elle a bien dû éprouver quelque sympathie pour Wynken.
— À l’inverse de moi, les œuvres de Wynken n’ont pas été pour elle une succession de visions.
— Je comprends.
— D’ailleurs, à ce propos, les livres de Wynken ne sont pas seulement parfaits, ils sont également uniques à bien des égards. Wynken a effectué ses travaux au cours des vingt-cinq années qui ont précédé Gutenberg et la presse à imprimer. Pourtant Wynken faisait tout. Il était scribe, rubicator, c’est-à-dire qu’il ornait lui-même les lettres, et il était également le miniaturiste qui ajoutait les petits personnages nus folâtrant dans le jardin d’Éden, tout comme le lierre et la vigne qui envahissent toutes les pages. Il lui fallait passer lui-même par chacune des étapes, à une époque où l’écriture utilisait toutes ces fonctions séparément.
« Laissez-moi en finir avec Wynken. Car pour l’instant, vous ne pensez qu’à Dora. J’en reviens donc à Wynken. Ouais, il faut que vous récupériez ces livres.
— Génial, dis-je d’un ton lugubre.
— Laissez-moi vous le dire tout de suite. Vous allez les adorer, même s’ils déplaisent à Dora. Je les possède tous les douze, comme je crois vous l’avoir dit. C’était un catholique rhénan, contraint d’entrer chez les bénédictins lorsqu’il était jeune homme, et il était amoureux de Blanche de Wilde, la femme de son frère. Elle avait commandé l’écriture de livres à des religieux, et c’est ainsi qu’a commencé sa relation secrète avec son amant moine. Je détiens des lettres que Blanche échangeait avec son amie Éléonore. J’ai quelques épisodes retranscrits à partir des poèmes eux-mêmes.
« Le plus triste, ce sont les lettres que Blanche écrivit à Éléonore après que Wynken fut mis à mort. Elle les faisait porter subrepticement à Éléonore, puis cette dernière les envoyait à Diane, et il y avait aussi une autre femme encore, mais il ne subsiste que très peu de fragments écrits de sa main.
« Voilà comment cela se passait. Ils se rencontraient généralement dans le jardin du château des Wilde pour célébrer leurs rites. Et non pas dans le jardin du monastère, comme je l’ai autrefois supposé. Comment Wynken s’y rendait, je n’en ai pas idée, mais certaines mentions dans plusieurs lettres indiquent qu’il s’éclipsait simplement du monastère et empruntait un passage secret menant à la maison de son frère.
« Ce qui semble tout à fait plausible. Ils attendaient que Damien de Wilde s’en aille vaquer aux occupations propres à ce genre de comte ou de duc, puis ils se retrouvaient, dansaient autour de la fontaine, et faisaient l’amour. Wynken couchait avec les deux femmes chacune leur tour ; parfois, ils variaient le schéma. Toujours est-il qu’ils se sont fait prendre.
« Damien a châtré puis poignardé Wynken sous les yeux des femmes avant de les chasser. Et il a gardé le cadavre ! Puis, après des jours et des jours d’interrogatoires, les femmes apeurées ont été brutalisées pour leur faire avouer leur amour pour Wynken et la façon dont il correspondait avec elles grâce à ses livres. Alors le frère les a tous pris, les douze volumes de Wynken de Wilde, tout ce que l’artiste avait créé…
— Son immortalité, dis-je dans un murmure.
— Exactement, sa postérité ! Ses livres ! Que Damien a fait ensevelir avec le corps de Wynken dans le jardin du château, près de la fontaine qui apparaît sur toutes les images du livre ! Et chaque jour, depuis sa fenêtre, Blanche pouvait voir l’endroit exact où Wynken avait été enterré. Ni procès, ni hérésie, ni exécution, rien. Il s’est contenté d’assassiner son frère, c’est aussi simple que ça. Il a probablement versé au monastère d’énormes sommes d’argent. D’ailleurs, était-ce réellement nécessaire ? Wynken y était-il aimé ? Le monastère est aujourd’hui une ruine que les touristes viennent prendre en photo. Quant au château, il a été complètement détruit durant les bombardements de la Première Guerre mondiale.
— Ah bon ! Mais qu’est-ce qui s’est passé après ça, comment les livres se sont-ils retrouvés hors du cercueil ? Avez-vous des copies ? Est-ce que vous parlez de…
— Non, j’ai les originaux de chacun d’eux. J’ai eu l’occasion d’en voir des copies, des copies grossières, faites sur ordre d’Éléonore, la cousine et confidente de Blanche, mais, autant que je sache, ils ont cessé cette pratique. Il n’y avait que douze ouvrages. Et j’ignore comment ils ont réapparu. Je ne peux que faire des suppositions.
— Et quelles sont-elles ?
— Je pense que Blanche a dû sortir une nuit avec les autres femmes, déterrer le cadavre et sortir les livres du cercueil, ou de l’endroit où les restes de ce pauvre Wynken avaient été placés, et remettre ensuite tout en l’état.
— Vous croyez qu’elles auraient fait ça ?
— Oui. Je les vois le faire, dans le jardin, à la lueur des chandelles, je les vois creuser, toutes les cinq. Pas vous ?
— Si.
— Je pense qu’elles l’ont fait parce qu’elles éprouvaient le même sentiment que moi ! Elles aimaient la beauté et la perfection de ces œuvres. Lestat, elles savaient que c’étaient des trésors, et tels sont la force de l’obsession et le pouvoir de l’amour. Et, qui sait, peut-être voulaient-elles les ossements de Wynken. C’est concevable. L’une d’elles a pu prendre un fémur et l’autre les os de ses doigts… Enfin bon, je ne suis sûr de rien.
Il parut soudain effroyablement blême, et j’eus immédiatement à l’esprit l’image des mains de Roger, que j’avais sectionnées avec un couteau de cuisine et jetées ensuite, enveloppées dans un sac en plastique. Je regardai fixement ces mains devant moi qui s’agitaient, tripotaient le rebord du verre et tambourinaient nerveusement contre le bar.
— Jusqu’à quand pouvez-vous retracer le parcours de ces livres ? demandai-je.
— Pas loin du tout. Mais c’est souvent le cas dans mon métier, enfin, dans les antiquités. Il en est arrivé un, peut-être deux à la fois. Certains provenaient de collections privées, et deux de musées qui avaient été bombardés durant les guerres. À une ou deux reprises, je les ai eus pour une bouchée de pain. J’ai su ce que c’était à l’instant même où mes yeux se sont posés dessus, à la différence des autres gens. Et partout où j’allais, je me mettais en quête des manuscrits médiévaux. Je suis un expert dans ce domaine. Je connais le langage de l’artiste du Moyen Âge ! Il faut que vous sauvegardiez mes trésors, Lestat. Vous ne pouvez pas abandonner Wynken une seconde fois. C’est le legs que je vous fais.
— C’est ce qu’on dirait, en effet. Mais que puis-je faire de tout ça, et des autres reliques, si Dora les refuse ?
— Dora est jeune. Elle va changer. Vous comprenez, j’ai toujours cette vision que peut-être quelque part dans ma collection – oubliez Wynken –, que peut-être parmi toutes les statues et les reliques, il se trouve une pièce centrale qui pourra aider Dora et sa nouvelle Église. Pouvez-vous estimer la valeur de ce que vous avez vu dans cet appartement ? Vous devez amener Dora à toucher une nouvelle fois ces objets, à les examiner, à en percevoir l’odeur ! Vous devez l’inciter à mesurer le potentiel des statues et des tableaux, car ils sont l’expression de la quête humaine de la vérité, celle-là même qui l’obsède. Pour l’instant, elle ignore tout de ça.
— Mais vous disiez que Dora ne s’était jamais intéressée aux tableaux et aux moulages.
— Faites en sorte qu’elle s’y intéresse.
— Moi ? Comment ? Je peux bien toutes les conserver, mais comment vais-je réussir à lui faire aimer une œuvre d’art ? D’ailleurs, comment pouvez-vous suggérer une chose pareille, que moi j’aie des contacts avec votre précieuse fille ?
— Vous allez adorer ma fille, dit-il d’une voix très basse.
— Pardon ?
— Trouvez-lui dans ma collection une pièce miraculeuse.
— Le saint suaire de Turin ?
— Je vous aime bien. Vraiment. Oui, dénichez-lui un objet significatif, qui pourra la transformer, un objet que moi, son père, j’ai acquis et chéri, et qui l’aidera.
— Vous êtes aussi fou mort que vivant, savez-vous ? Êtes-vous encore en train de faire vos petites magouilles et d’essayer d’acheter votre salut avec un bloc de marbre ou une pile de parchemins ? Ou croyez-vous réellement au caractère sacré de tout ce que vous avez collectionné ?
— Bien sûr que j’y crois. C’est tout ce en quoi je crois ! C’est bien ça la question, ne comprenez-vous pas ? D’ailleurs, c’est pareil pour vous… Vous ne croyez qu’à ce qui brille et à ce qui est or.
— Vraiment, vous me sidérez.
— C’est la raison pour laquelle vous m’avez assassiné là-bas, parmi mes trésors. Écoutez, il faut que l’on se dépêche. Nous ne savons pas combien de temps il nous reste. Revenons-en à notre petite tricherie. Car, avec ma fille, votre atout, c’est son ambition.
« Elle voulait le couvent pour ses missionnaires féminines, pour son ordre à elle, dont le but était bien sûr d’enseigner l’amour, avec cette même ardeur dont avaient fait preuve d’autres missionnaires avant elles ; elle désirait envoyer ses femmes dans les quartiers pauvres, dans les zones ouvrières et les ghettos, et là, elles auraient disserté sur la nécessité de fonder un mouvement d’amour issu du peuple même, et dont les répercussions auraient atteint tous les gouvernements, mettant ainsi fin aux injustices.
— En quoi ces femmes se distingueraient-elles des ordres similaires ou des autres missionnaires, des franciscains ou des divers prédicateurs ?
— Eh bien ! premièrement, ce seraient des femmes, et des prédicatrices. Les religieuses ont été infirmières, institutrices, domestiques, ou cloîtrées dans les monastères pour bêler vers Dieu comme autant de stupides moutons. Ses femmes à elle seraient docteurs de l’Église, vous comprenez ! Des prêcheuses. Elles feraient monter l’enthousiasme des foules par leur ferveur, elles s’adresseraient aux femmes, aux plus pauvres et aux plus démunies, et les aideraient à refaire le monde.
« Une optique féministe, mais associée à la religion.
« Son idée pouvait marcher. Elle avait autant de chances de marcher que n’importe quel mouvement de ce type. Qui sait pourquoi, en l’an 1300, tel moine est devenu fou et tel autre un saint ? Dora a une façon bien à elle de montrer aux gens comment il faut penser. Je ne sais pas ! Vous devez comprendre ça, il le faut !
— Tout en sauvegardant vos antiquités religieuses, rétorquai-je.
— Oui, jusqu’à ce qu’elle les accepte ou qu’elle leur trouve une utilisation charitable. C’est de cette façon que vous l’aurez. Parlez-lui du bien.
— C’est de cette manière que chacun se fait prendre, dis-je tristement. C’est comme ça que vous êtes en train de m’avoir.
— Eh bien ! vous allez le faire, n’est-ce pas ? Dora pense que je me suis égaré. Elle m’a dit : “Ne va pas croire que tu peux sauver ton âme après tout ce que tu as fait, simplement en me transmettant ces objets sacrés”.
— Elle vous aime, lui affirmai-je. Je m’en suis rendu compte à chaque fois que je l’ai vue en votre compagnie.
— Je le sais. Je n’ai pas besoin d’être rassuré à ce sujet. À présent, nous n’avons plus le temps d’entrer dans ce genre de débat. Mais la vision de Dora est immense, ne l’oubliez pas. Pour l’instant, sa renommée est insignifiante, mais elle veut transformer le monde entier. Car elle ne veut pas se contenter de fonder une religion comme moi j’ai voulu le faire, d’être un gourou dans une retraite peuplée de disciples dociles. Elle aspire réellement à changer le monde. Elle croit que quelqu’un doit le faire.
— N’est-ce pas le propre de toutes les personnes pieuses ?
— Non. Elles ne rêvent pas d’être Mahomet ou Zoroastre.
— Mais Dora, si.
— Dora est consciente que c’est là l’exigence.
Il hocha la tête, but une nouvelle gorgée de son bourbon, et balaya du regard la salle à demi vide. Puis il fronça les sourcils, comme s’il n’avait pas cessé de méditer sur la question.
— Elle m’a dit : “Papa, les reliques et les textes ne sont pas la source de la religion. Ils en ont l’expression.” Puis elle a continué à s’expliquer pendant des heures. Après avoir longuement étudie les Écritures, elle considérait que c’était le miracle intérieur qui comptait. Je me suis endormi en l’écoutant. Et épargnez-moi la cruauté de vos railleries !
— Pour rien au monde je ne me moquerais.
— Que va-t-il arriver à ma fille ? chuchota-t-il avec désespoir. Mais il ne me regardait pas. Réfléchissez à son héritage. Voyez-le dans son père. Je suis ardent, extrémiste, gothique et fou. Je ne saurais vous dire dans combien d’églises j’ai emmené Dora, ni combien d’inestimables crucifix je lui ai montrés avant de décider finalement d’en tirer profit. Toutes ces heures que Dora et moi avons pu passer tous les deux, à contempler les plafonds des églises baroques en Allemagne ! Je lui ai offert de somptueuses reliques de la croix serties d’argent et de rubis. J’ai acheté de nombreux voiles de Véronique, des ouvrages d’une beauté à vous couper le souffle. Mon Dieu !
— Y a-t-il jamais eu, chez Dora j’entends, une notion d’expiation dans tout cela, de culpabilité ?
— Pour avoir laissé Terry disparaître sans explications, pour n’avoir jamais posé de questions, jusqu’à bien des années plus tard, c’est à cela que vous faites allusion ? J’y ai déjà pensé. Mais si cela a été le cas au début, Dora a dépassé ce stade depuis longtemps. Elle pense que le monde a besoin d’une révélation nouvelle. D’un nouveau prophète. Mais on ne devient pas prophète comme ça ! Elle dit que sa transformation doit s’opérer par le regard et par les sensations ; mais ce n’est pas une expérience de revivalisme qui tend à raviver la foi.
— Les mystiques ne pensent jamais qu’il s’agit d’une expérience de ce type.
— Bien sûr que non.
— Dora est-elle une mystique ? Diriez-vous ça d’elle ?
— Vous ne le savez donc pas ? Vous l’avez suivie, vous l’avez observée. Non, Dora n’a pas vu le visage de Dieu ni entendu Sa voix, et il ne lui viendrait pas à l’idée de mentir là-dessus, si c’est ce que vous insinuez. Mais c’est ce dont elle est en quête. Elle attend ce moment, ce miracle, cette révélation !
— La venue de l’ange.
— Exactement.
Nous nous tûmes tous les deux. Il réfléchissait probablement à sa proposition initiale ; moi aussi, puisqu’il m’avait demandé d’accomplir un faux miracle, moi, l’ange du mal qui avais un jour rendu folle une religieuse catholique, au point que ses mains et ses pieds avaient saigné et montré les stigmates.
Il décida alors de poursuivre, et j’en fus soulagé.
— J’ai fait en sorte que ma vie soit suffisamment riche pour ne plus avoir à me soucier de changer le monde, si toutefois je l’ai jamais réellement envisagé ; vous le savez, vous l’avez compris, j’ai fait de ma vie un monde en soi. Mais, de manière sophistiquée. Dora a véritablement ouvert son âme à… à quelque chose. Mon âme est morte.
— Apparemment pas, répondis-je.
La pensée qu’il allait disparaître, qu’il le devait, tôt ou tard, me devenait intolérable et autrement plus effrayante que ne l’avait été sa présence au début.
— Revenons aux choses essentielles. Je commence à m’inquiéter.
— Pourquoi ?
— Ne posez pas de questions saugrenues, écoutez-moi plutôt. Il y a de l’argent mis de côté pour Dora, et qui n’a aucun lien avec moi. L’État ne peut pas y toucher ; d’ailleurs, ils n’ont jamais eu de chefs d’inculpation contre moi, et encore moins de condamnation, vous vous en êtes assuré. Tous les renseignements là-dessus sont dans l’appartement. Dans des dossiers de cuir noir. Dans le fichier. Mélangés à des bordereaux de vente de toutes sortes de tableaux et de statues. Vous devez mettre tous ces papiers quelque part à l’abri pour Dora. C’est le travail de toute ma vie, mon héritage. C’est pour elle, et entre vos mains. Vous allez le faire, n’est-ce pas ? Écoutez, rien ne presse, vous m’avez supprimé de manière plutôt astucieuse.
— Je sais. Et maintenant, vous me demandez de faire office d’ange gardien et de veiller à ce que Dora reçoive cet héritage sans tache…
— Oui, mon ami, c’est précisément ce que je vous supplie de faire. Et vous le pouvez ! Et n’oubliez pas mes Wynken ! Si elle refuse ces livres, ce sera à vous de les conserver !
De ses doigts, il me toucha la poitrine. Je sentis nettement sa main qui frappait à la porte de mon cœur.
Il poursuivit :
— Le jour où mon nom paraîtra dans les journaux qui raconteront que les services du FBI avaient tout découvert, vous donnerez l’argent à Dora. Le fric peut encore lui permettre de fonder son Église. Dora possède un magnétisme. Si elle dispose de moyens financiers, elle peut parfaitement réussir par elle-même ! Vous me suivez ? Elle peut y parvenir, de la même façon que François, Paul ou Jésus y sont parvenus. Si ce n’avait été sa théologie, elle serait devenue une célébrité charismatique depuis déjà fort longtemps. Elle a tous les atouts. Elle pense trop. Et c’est cette théologie qui fait d’elle une personnalité à part.
Il prit une inspiration. Il parlait très vite, et je commençais à frissonner. Je pouvais percevoir sa peur, semblable à une sourde émanation de lui-même. Peur de quoi ?
— Voilà, reprit-il. Laissez-moi vous faire une citation. C’est elle qui m’en a parlé hier soir. Nous avons lu un livre de Bryan Appleyard, un éditorialiste de la presse anglaise, vous le connaissez ? Il a écrit un gros pavé intitulé Comprendre le présent. J’ai l’exemplaire qu’elle m’a donné. Il y dit des choses auxquelles Dora croit, par exemple que nous sommes “spirituellement appauvris”.
— Je suis d’accord.
— Il y évoque également notre dilemme, le fait qu’on ne peut inventer des théologies, et que pour qu’elles fonctionnent, ces théologies doivent provenir du plus profond de notre être… Elle a appelé ça… les mots d’Appleyard étaient… “une somme de l’expérience humaine”.
Il s’interrompit. Il semblait affolé.
Je désespérais de pouvoir le rassurer quant au fait que je comprenais tout ce qu’il m’expliquait.
— Oui, voilà ce qu’elle recherche, ce à quoi elle aspire, c’est à cela qu’elle s’ouvre.
Je réalisai alors que je m’accrochais à lui aussi fermement que lui à moi.
Il avait le regard fixe.
Une telle tristesse me submergeait que je ne pouvais plus parler. J’avais tué cet homme ! Pourquoi ? Certes, j’avais toujours su qu’il était intéressant et malfaisant, mais Seigneur, comment avais-je pu… Et s’il restait auprès de moi dans cet état-là ? Se pourrait-il qu’il devienne mon ami, comme il l’était en ce moment ?
C’était trop puéril, égoïste et mesquin ! Nous parlions donc de Dora et de théologie. Bien sûr que je concevais le point de vue d’Appleyard. Comprendre le présent. Je me représentai l’ouvrage. J’allais retourner le chercher. Et le lire immédiatement. J’allais l’archiver dans ma mémoire surnaturelle.
Il était demeuré immobile et silencieux.
— De quoi avez-vous peur ? demandai-je. Ne disparaissez pas !
Je me cramponnai à lui, complètement désemparé, tout petit, pleurant presque, me disant que je l’avais tué, que je lui avais pris la vie, et que maintenant, je ne désirais plus qu’une chose, me raccrocher à son esprit.
Il ne répondit rien. Il paraissait effrayé.
Je n’étais pas le monstre ossifié que je croyais être. Je ne risquais pas de m’endurcir à la souffrance humaine. Je n’étais qu’un empathique récalcitrant !
— Roger ? Regardez-moi. Continuez à parler.
Il se contenta de murmurer quelque chose sur le fait que Dora trouverait peut-être ce que lui n’avait jamais trouvé.
— Quoi ? demandai-je.
— La théophanie, chuchota-t-il.
Ah ! quel joli mot. Celui de David. Je venais moi-même de l’entendre seulement quelques heures plus tôt. Et, à présent, voici qu’il sortait de ses lèvres.
— Écoutez, je crois qu’ils viennent me chercher, dit-il tout à coup.
Ses yeux s’agrandirent. Il me paraissait maintenant plus hébété qu’apeuré. Il écoutait quelque chose, que j’entendis aussi.
— Souvenez-vous de ma mort, dit-il soudain, comme si, brusquement, il y pensait avec davantage de netteté. Expliquez-lui comment c’est arrivé. Tâchez de la convaincre qu’elle a purifié mon argent ! Vous comprenez. C’est ça l’argument ! J’ai payé de mon trépas. L’argent n’est plus souillé. Les livres de Wynken, tout ça, rien n’est plus malpropre. Présentez-lui les choses ainsi. J’ai tout expié avec mon sang. Lestat, vous qui êtes un beau parleur, dites-lui !
Ce bruit de pas.
Le rythme distinct de Quelque chose qui marche, qui s’avance lentement… et le faible murmure des voix, des chansons, des conversations, la tête qui me tournait. J’allais tomber. Je me retins à lui et au bar.
— Roger ! m’écriai-je. Dans le bar, tout le monde avait dû m’entendre. Lui me regardait le plus paisiblement du monde ; je ne savais même pas si son visage était encore animé. Il semblait déconcerté, voire stupéfait…
Je vis les ailes s’élever au-dessus de moi, au-dessus de lui. Je vis, immenses et dévorantes, les ténèbres qui jaillissaient, semblables à l’éruption d’un volcan au cœur même de la terre, et la lumière qui montait derrière. Une lumière aveuglante et belle.
Je sus que j’avais hurlé « Roger ! ».
Le bruit était assourdissant, les voix, les chansons, et cette forme qui ne cessait de grandir.
— Ne le prenez pas. C’est ma faute !
De fureur, je me dressai contre elle ; j’allais la mettre en pièces pour qu’elle le laisse partir ! Mais je ne parvenais pas à la distinguer avec netteté. J’ignorais où je me trouvais. Et la Chose arriva en volute, à nouveau pareille à une fumée, épaisse, puissante et absolument imparable, et, au milieu de tout ça, surgissant au-dessus de Roger tandis qu’il s’évanouissait, s’approchant de moi, le visage, le visage de la statue de granit apparut l’espace d’une seconde, je ne voyais plus que lui, et ses yeux…
— Lâchez-le !
Il n’y eut plus ni bar, ni village, ni ville, ni monde entier. Seulement eux tous !
Et sans doute les chansons n’étaient-elles plus que le bruit d’un verre brisé.
Puis vint l’obscurité. Le calme.
Le silence.
Du moins, c’est l’impression que j’eus, celle d’être resté quelque temps inconscient dans un endroit tranquille.
Je me réveillai dehors, dans la rue.
Le barman se tenait là, grelottant, et me demanda, de la voix la plus ennuyée et nasale qui soit, « Tout va bien, mon vieux ? » Il y avait de la neige sur ses épaules et sur son gilet noir, et aussi sur ses manchettes blanches.
J’acquiesçai et me redressai, uniquement pour qu’il s’en aille. Ma cravate était toujours en place. Mon pardessus était boutonné. Et mes mains propres. J’étais couvert de neige.
De tout petits flocons tombaient autour de moi. C’était magnifique.
Je poussai de nouveau les portes tournantes pour me retrouver dans le hall carrelé, et je demeurai à l’entrée du bar. J’apercevais l’endroit où nous avions discuté, et constatai que son verre était encore là. Sinon, l’atmosphère était la même. Le barman s’adressait à quelqu’un d’un ton las. Il n’avait rien remarqué, sauf probablement ma sortie précipitée et trébuchante sur le trottoir.
Chaque fibre de mon être me disait « Sauve-toi ». Mais où ? M’envoler dans les airs ? Aucune chance, la créature t’attrapera en une seconde. Garde tes pieds collés au sol gelé.
Vous avez emmené Roger. Est-ce pour cette raison que vous me suiviez ? Qui êtes-vous donc !
Le barman leva les yeux dans le vide lointain et poussiéreux. J’avais dû dire ou faire quelque chose. Non, je chialais, c’est tout. Un homme pleurant dans l’encadrement d’une porte, comme un idiot. Mais lorsqu’il s’agit de cet homme-là, si l’on peut dire, ce sont alors des larmes de sang. Va-t’en vite.
Je me détournai et ressortis dans la neige. Le jour allait bientôt se lever, non ? Il était inutile que je marche dans ce froid glacial jusqu’à ce que le ciel s’éclaircisse, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas trouver un tombeau dès maintenant, et m’endormir ?
— Roger !
Je pleurais, essuyant mes larmes sur ma manche.
— Merde, qu’êtes-vous donc !
J’étais là, debout, en train de hurler, et ma voix se répercutait le long des immeubles. « Merde ! » Soudain, cela me revint en un éclair. J’entendis le brouhaha de toutes ces conversations, et je me débattis. Le visage. La créature avait un visage ! Un mental sans cesse en éveil dans son cœur et une insatiable personnalité. Ne te laisse pas aller au vertige, ne cherche pas à te souvenir. C’est alors qu’une fenêtre s’ouvrit et quelqu’un me cria d’aller ailleurs.
— Vous allez la fermer !
N’essaie pas de reconstituer la scène. Sinon, tu vas perdre connaissance.
J’eus soudain la vision de Dora, et je me dis que je risquais de m’effondrer ici-même, frissonnant, impuissant et débitant des absurdités à quiconque s’approcherait de moi pour me venir en aide.
C’était terrible, le pire de tout, c’était infiniment effroyable !
Et, au nom du ciel, que signifiait l’expression de Roger durant ces ultimes instants ? Était-ce même une expression ? Était-ce l’apaisement, la quiétude ou la compréhension, ou rien d’autre qu’un fantôme qui perdait sa vitalité, un spectre quittant sa condition de spectre !
Oh ! Je venais de crier. Je m’en rendais compte. De nombreux mortels autour de moi, là-haut dans la nuit, me demandaient de me taire.
Je marchai et marchai.
J’étais seul. Je pleurais doucement. Dans les rues désertes, nul ne pouvait m’entendre.
J’avançais à pas lents, presque courbé en deux, en sanglotant. Apparemment, à présent, plus personne ne me remarquait, ne m’entendait, ne s’arrêtait ou ne me prêtait attention. J’avais envie de reconstituer la scène, mais j’étais terrifié à l’idée que la créature me terrasse si je le faisais. Et Roger, Roger… Oh ! Seigneur, dans mon égoïsme monstrueux, j’avais envie d’aller voir Dora et de me mettre à ses genoux. J’ai fait ça, j’ai tué, je…
Midtown. Supposai-je. Des manteaux de vison en vitrine. La neige effleurait mes paupières avec une immense tendresse. J’ôtai mon foulard et m’en servis pour effacer de mes joues toutes les traces laissées par mes larmes de sang.
Puis j’entrai à l’aveuglette dans un petit hôtel brillamment éclairé.
Je payai la chambre en espèces, avec un généreux pourboire, ne me dérangez pas pendant vingt-quatre heures, montai, verrouillai la porte, tirai les rideaux, éteignis ce chauffage agaçant et nauséabond, puis je me glissai sous le lit et m’endormis.
La dernière pensée étrange qui me traversa avant de m’assoupir comme un mortel – il restait plusieurs heures avant le lever du jour, et beaucoup de temps pour rêver – était que David allait sûrement être furieux de toute cette histoire, mais que Dora, elle, pourrait peut-être me croire et comprendre…
J’avais dû dormir au moins quelques heures. J’entendais les bruits nocturnes au-dehors.
Lorsque je m’éveillai, le ciel blanchissait. La nuit s’achevait. Maintenant viendrait l’oubli. Je m’en réjouissais. Trop tard pour réfléchir. Retourner dans le profond sommeil des vampires. Mort avec tous les autres Non-Morts, où qu’ils fussent, se préservant de la lumière qui s’approchait.
Une voix me fit sursauter. Elle me dit très distinctement :
— Cela ne va pas être aussi simple.
Je me relevai d’un bond, renversant le lit, debout, écarquillant les yeux vers l’endroit d’où provenait cette voix. La petite chambre d’hôtel était comme un piège doré.
Un homme se tenait dans l’angle, un simple individu. Pas particulièrement grand, ni petit, ni beau comme l’était Roger, ni tapageur comme moi, ni même très jeune, ou très vieux, juste un homme. Plutôt séduisant, bras croisés, un pied posé sur l’autre.
Le soleil venait juste d’apparaître au-dessus des immeubles. Ses rayons frappèrent les vitres. J’étais aveuglé. Je ne voyais plus rien.
Je me baissai vers le sol, très légèrement brûlé, tandis que le lit retombait sur moi pour me protéger.
— J’étais dépourvu de tout pouvoir sitôt que le soleil montait dans le ciel, en dépit de la blancheur et de l’épaisseur du voile des matins d’hiver. Ce fut tout.